3. Les Orres

Je ne crois pas qu’on puisse qualifier un mauvais souvenir de « pire ». Mais celui-ci est dans le « Top 5 ».

 A cette époque, janvier 1998, le repos de sécurité n’existait pas. On commençait notre journée de travail à 8H, elle s’enchaînait à 18H par une garde qui se terminait à 8H le lendemain, heure à laquelle on reprenait une nouvelle journée. 34 heures consécutives en une seule fois : l’ultra-trail médical.

C’était inhumain de nous faire faire cela. Inhumain mais parfaitement légal.

 Le lendemain, souvent, on recommençait. Je me rappelle avoir fait des séries comme ça, enchaînant sur douze jours pour un week-end de repos. Les semaines faisaient 110, 120 heures…

 Il était 14H et j’étais là depuis la veille au matin dès 8H. La nuit précédente je n’avais pas dormi, enchaînant deux secondaires* dans des hôpitaux lointains, j’en étais à ma trentième heure de travail…

 Le chef de service débarque dans mon bureau et me dit :

  • Je sais que vous avez passé une nuit blanche mais vous seul pour le moment pouvez aller sur l’avalanche.
  • Quelle avalanche ?

 Et me voilà enfilant tenue montagne, ARVA** et baudrier, gorgé d’adrénaline prêt à en découdre avec la Grande Faucheuse.

 L’alouette vient me récupérer : c’est Paulo qui pilote. C’est lui qui m’a le plus appris en matière de secours en montagne. On passe à la CRS Alpes : on récupère le capitaine et son bras droit. Ce sont eux qui prendront le commandement des opérations.

 Du reste de la journée je n’ai gardé que des flashs.

Je vous les livre, dans l’ordre.

  • En vol vers les Hautes-Alpes : le capitaine est tendu, le bilan provisoire est terrible. Il nous fait vérifier nos ARVA, nos tenues, nos radios.
  • On arrive sur place : la coulée est immense, il y a déjà du monde sur place, on sonde ici, un hélico bleu décolle là-bas, un rouge est en stationnaire et treuille. Je suis le quatrième médecin à arriver sur place. Le dernier aussi. Les renforts iront au poste médical avancé (PMA). Il y a deux confrères du 05 arrivés les premiers et mon collègue FX arrivé avec Dragon 38-2, basé à l’Alpe d’Huez.
  • Paulo nous pose dans la neige à 2400m et redécolle. Quatre pisteurs descendent sur nous, ils ont des pelles et des sondes. Le capitaine les interpelle « Où allez-vous ? » Ils veulent descendre sur la coulée. Le capitaine : « Avez-vous des ARVA ? » Ils en ont : on les vérifie. Les appareils sont neufs, on vient de les sortir des emballages pour les leur donner. Mais ils sont livrés sans pile, inutilisables ! Le capitaine appelle un hélico, les renvoie : pas question qu’ils descendent sonder dans ces conditions sans équipement de sécurité.
  • Un hélico se pose et nous cache les pisteurs. On attend d’être sûrs qu’ils ont bien embarqué. L’engin redécolle : plus de pisteurs. A la place 4 sapeurs-pompiers en bottes, cuirs noirs, casque argentés… Hallucinations ! On monte sur eux : « on » leur a donné l’ordre de venir prêter main forte. Pas de sonde, pas de pelle, pas d’ARVA et une tenue inadaptée : la poudreuse s’est déjà infiltrée jusqu’à leurs orteils. Nouvel hélico, nouvelle évacuation. Le capitaine joue de la radio et donne les ordres ad hoc: la dépose de personnels se fera en un point unique et c’est l’adjoint du capitaine qui laissera passer ou non. Problème réglé.
  • J’ai rejoint FX sur la coulée et comme toutes les victimes trouvées ont déjà été évacuées on est côte à côte et on sonde avec dix autres personnes. Je suis épuisé, mais je continue jusqu’au moment où je m’aperçois qu’un énorme bloc de glace est au-dessus de nous, comme posé en équilibre sur la neige. Je me tourne vers FX : « Regarde ça, s’il part, c’est le strike assuré. » et encore « on ne sert plus à rien ici, c’est au PMA*** qu’on a besoin de nous ». On tombe d’accord, je remonte sur la crête et laisse FX sur place au cas (improbable maintenant) où on découvrirait encore une victime.
  • Je suis toujours sur la crête : il y a beaucoup (trop ?) d’hélicoptères sur la zone. C’est impressionnant. Je crains le suraccident surtout avec la nuit qui approche. J’apprendrai plus tard qu’il y en avait une quinzaine (secours et presse) et qu’on avait fait venir un contrôleur aérien militaire de Marseille : c’est lui qui supervisait cet étrange balai.
  • Je rejoins l’adjoint du Capitaine et lui demande un hélico pour m’évacuer. Quelques années plus tard il fera le sacrifice ultime, en secours, au service des autres…
  • Je suis toujours sur la crête, le ciel est d’un bleu éclatant, le soleil tombe sur l’horizon. C’est magnifique. Si ce n’est cet hélico de la gendarmerie qui treuille à contre-jour ce jeune corps sans vie… Cette image me hante encore aujourd’hui.
  • C’est ce même hélico qui viendra me chercher quelques minutes plus tard pour me déposer dans la station de ski. Quand je sors de la machine avant qu’elle ne redécolle je suis assailli par les flashes des photographes de presse. Je n’ai rien à leur apprendre : ils me laissent passer. Somme toute, jusque-là, je n’ai rien fait d’utile.
  • Je rentre dans le PMA bondé. Il règne une étrange ambiance. D’un côté on boit du vin chaud et on parle déjà de la catastrophe au passé et de l’autre je vois une équipe de soignants en train de pratiquer un massage cardiaque. Je vais voir mon confrère qui m’apprend que le jeune avalanché de 17 ans allongé là a présenté une reprise d’activité cardiaque et qu’ils tentent le tout pour le tout.
  • Je joue des coudes pour traverser la foule de cet étrange PMA : je cherche et je trouve le capitaine. Je lui explique la situation et lui dis qu’il me faut un hélico pour évacuer le jeune homme. S’il a une chance de s’en sortir ce n’est pas ici : c’est au CHU de Grenoble, on pourrait mettre en place une circulation extra-corporelle. FX débarque : il est d’accord avec moi.
  • On embarque le jeune homme dans l’alouette de Paulo, il faut le faire en force : les photographes veulent leur part du scoop !
  • On est en vol : FX et moi massons à tour de rôle. 45 minutes de massage cardiaque externe après une telle journée c’est terriblement long. Nous n’en pouvons plus : ni l’un, ni l’autre mais nous ne lâchons pas.
  • On se pose au CHU, on ouvre la porte de l’hélico : un flash s’allume, une télé est là et filme. Hallucinant.
  • Je suis assis par terre, dans le couloir devant la porte du bloc des urgences. J’ai confié le jeune homme au professeur et Raphaël est accroupi à côté de moi. Il me parle, il a la main sur mon épaule : je n’entends rien.
  • Le réveil sonne : il est temps de partir travailler. Je suis dans mon lit, chez moi, à 25km de l’hôpital. Je suis rentré par la petite route de montagne, j’ai effectué les manœuvres compliquées pour me garer chez moi, j’ai embrassé ma femme, mes fils, je me suis douché et j’ai mis mon pyjama. Avant ça j’avais échangé mes affaires de montagne avec mes propres vêtements avant de quitter le CHU. Je ne me rappelle de rien. J’aurais pu provoquer un accident sur le trajet de retour. Trop épuisé par ces 40 heures au service des autres.
  • J’arrive au SAMU, il est presque 8H, les chefs sont déjà là. Ils m’attendent. Il faut débriefer…
  • Je passe dans mon bureau (où sèchent encore mes affaires de montagne). Le téléphone sonne : les réanimateurs. Ils se sont battus toute la nuit. C’est fini. Le jeune homme est mort. Le onzième.

*Transfert d’un patient entre un établissement de soins et un autre

** Appareil de Recherche des Victimes en Avalanche

*** Poste Médical Avancé

Publiée pour la première fois sur le groupe Facebook "Perles du SAMU" le 17 février 2019 à 14H46.

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