29. Rudie Can't Fail*

Tous les médecins du secours en montagne de la planète rêvent de ramener un avalanché, hypotherme, en état de mort apparente, et de le voir quitter l’hôpital sain et sauf quelques jours après.

Pour eux c’est : « L’Intervention ».

Cela m’est arrivé.

Deux fois**.

L’histoire qui va suivre concerne l’un d’eux.

C’est comme un conte de Noël : long, triste et beau à la fois.

 

Je suis posté pour la semaine à l’Alpe d’Huez avec l’équipage de la Sécurité Civile (Pat et Dédé) et les guides du Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne (PGHM) de l’Isère.

On est mercredi et les deux jours précédents ont vu s’accumuler sur les Alpes d’énormes quantités de neige.

 

Le matin on a décollé dans le secteur de Chamrousse pour récupérer un premier avalanché. La coulée, petite, l’avait envoyé se fracasser la jambe contre un rocher. Aucun problème pour lui si ce n’est 45 jours d’immobilisation.

 

Le jeudi nous interviendrons sur un troisième avalanché, sur le Cornafion, dans le massif du Vercors.

La coulée, longue mais peu épaisse, l’avait traîné sur une bonne centaine de mètres et il s’en tirait avec une bonne frayeur, une douleur rachidienne (la suite ne révèlera aucune fracture) et une belle retrouvaille. L’avalanché avait été mon chef dans un service des urgences pendant 6 mois lors de mon internat. Il est même au cœur de l’histoire numéro 33 mais vous verrez ça plus tard…

 

Mais revenons à ce mercredi, à l’heure du déjeuner.

Nous avons été très vite informés d’une énorme avalanche sur Valmeinier en Savoie.

 

L’EC-145 du PGHM de Modane avait été rapidement engagé et Dragon 38-1, un autre EC-145 de la sécurité Civile, basé à Grenoble, était en vol, non médicalisé.

Nous suivions le déroulé des opérations ne sachant pas si nous allions être engagés avec notre bonne vieille Alouette III ou si on nous gardait pour assurer la sécurité de l’Isère et de la Savoie.

 

Nous appendrons par la suite que l’hélico bleu avait failli se crasher lors d’un atterrissage dans la poudreuse et que le rouge, pourtant piloté par Paulo, un vieux de la vieille, s’était fait « dégueuler » dans le nuage par un très violent rabattant.

Car oui, si le soleil brillait sur toutes les Alpes, un énorme nuage coiffait les sommets et vallées aux alentours de Valmeinier.

C’est à cause de lui d’ailleurs que le guide s’est trompé et a amené les sept élèves qu’il accompagnait au mauvais endroit…

 

Quand l’ordre de décoller nous a finalement été donné la mission qui m’était confiée était simple et horrible à la fois : constater le décès des trois jeunes lycéens et du guide.

 

Je me rappelle très bien ce vol à la fois lugubre et magnifique.

Nous sommes passés aux pieds des Aiguilles d’Arves : je ne les avais jamais vues aussi proches, belles et blanches.

 

Mais la réalité nous a vite rattrapés : nous avons d’abord repéré cet énorme nuage, maléfique, posé sur les sommets et puis, au fur et à mesure de notre approche, la coulée.

 

L’énorme coulée ponctuée de grains de poivre : les sauveteurs. Et encore, nous n’en voyions que le bas. La cassure était bien plus haut, dans les nuages. Elle mesurait 900 mètres de large pour 500 de haut.

 

Pat et Dédé nous ont posés en toute sécurité et sont repartis attendre en fond de vallée.

 

Marco est parti de son côté apporter son savoir-faire de guide et d’officier de police judiciaire.

Moi j’ai été amené auprès des quatre corps brisés, sans vie.

L’espace d’un instant je me suis retrouvé dans une situation similaire***, en janvier 98…

 

Et puis Marco est revenu.

« Vite, vite, on en a trouvé un autre, sous plusieurs mètres de neige. Il est gelé, inconscient mais il respire encore, vite, vite ! ».

 

Nous ne le savions pas alors mais il venait de battre un record mondial : 6 heures d’ensevelissement et il vivait encore. Il allait changer la façon de voir les choses sur la planète entière**.

A cette époque une belle étude montrait que si on sortait un avalanché (sans blessure vitale) en moins de 15 minutes : il survivait dans 100% des cas.

A contrario, tous les avalanchés sortis après la quatrième heure mourraient.

Lui, il prouvait qu’il ne fallait pas baisser les bras si tôt.

Indirectement il allait sauver des dizaines de vies.

 

Pour le moment, il respirait très difficilement au travers de ses lèvres pincées, la « bouche en cul de poule ». On aurait tout juste pu y passer une paille !

Selon les recommandations de l’époque, je n’aurais pas dû l’intuber.

La stimulation provoquée pouvait arrêter son cœur qui battait encore, 27 fois par minute.

Il serait alors impossible de le faire repartir car il était en hypothermie sévère à 22°C.

Comme le disait le Pr GOLDSTEIN du SAMU 59 (je sais, il n’est pas Professeur, on ne lui a jamais accordé ce titre, mais à mes yeux, il l’est) : c’est la différence et la force des SAMU français.

On y met des médecins pour qu’ils sortent des protocoles quand le cas ne colle pas à leur réalité.

 

Voir ce jeune homme de 17 ans, mettre toutes les forces qu’il lui restait pour respirer, voir la nuit tomber, sentir le nuage nous coiffer et ne sachant pas si l’Alouette pourrait venir nous récupérer ou si nous allions devoir le redescendre en traîneau… me firent me décider à l’endormir et à l’intuber.

 

Ce n’était pas gagné : les drogues d’anesthésie allaient-elles fonctionner aussi bien dans un corps à 22° ?

Les choses furent compliquées car, au moment de l’intuber, l’EC-145 de la Gendarmerie vint se poser non loin soulevant des tonnes de neige fraîche.

 

Mais au final Rudie fut intubé, et tant pis si cela provoquait un Clash*.

 

L’Alouette, pilotée de main de maître par Pat vint nous coiffer dès que Rudie fut complètement équipé et installé dans la perche. Marco et Dédé veillèrent au grain pour l’installer à bord.

Je montai en dernier, fermai la porte et demandai un instant à Pat le temps de replacer mes doigts sur le cou de Rudie.

Pas facile de percevoir les battements à raison d’un toutes les deux secondes avec les doigts gelés. Dès que je les perçus à nouveau je fis signe à Pat qui décolla.

Hélas, ce temps que je venais de nous faire perdre, permit au nuage de venir nous coiffer et nous nous trouvâmes pris dans le brouillard.

 

Les deux autres hélicos avaient failli se crasher, c’était à notre tour : plus de repères.

Où était la montagne ? Où était la vallée ?

 

Alors dans le calme et dans un professionnalisme digne des plus grands films hollywoodiens Pat et Dédé nous sortirent de là.

 

Je me rappelle l’immense soulagement de revoir les lumières au fond de la vallée tout en percevant encore le pouls de Rudie sous mes doigts.

 

Le voyage du retour vers le CHU de Grenoble, malgré le beau temps retrouvé, nous réserva encore une surprise.

Sur le point de franchir le Pas de la Coche, une énorme turbulence nous envoya bouler.

Je basculai cul par-dessus tête (je ne pouvais pas me sangler et surveiller Rudie) et perdis contact avec sa carotide. Je mis de longues minutes avant de retrouver le signal mécanique qu’il m’envoyait car, si le scope m’affichait un signal 27 fois par minute, rien ne prouvait que le cœur battait vraiment.

 

Quand nous arrivâmes au déchocage les équipes nous attendaient de pied ferme.

Les réanimateurs eurent le temps d’enregistrer un électrocardiogramme (et ses belles ondes J d’Osborn), les cardiologues placèrent le désilet artériel et les chirurgiens cardiaques le veineux.

 

C’est à ce moment-là que le cœur de Rudie s’arrêta.

Fibrillation ventriculaire.

 

Aussitôt la circulation extracorporelle prit le relais.

On aurait dit que tout avait été orchestré.

 

C’est le lendemain, alors que je ramenais mon copain du Cornafion avec Fredo, un autre guide du PGHM, que je discutais pour la première fois avec Rudie.

Plutôt abasourdi mais bien vivant, assis dans son lit de réa, juste une perfusion dans l’avant-bras…

Il nous raconta ce qu’il avait vécu…

Ce fut mon dernier vol à bord de l’Alouette III, à la retraite quelques jours plus tard.

Ce fut mon dernier vol à bord de l’Alouette III et ce fut le plus beau.

 

Ah…et puis… j’allais oublier…

Rudie va bien.

 Aiguilles d'Arves

Avalanche (vue globale et EC145)

Rudie à bord de l'Alouette III

* Rudie Can’t Fail. The Clash. 1979.

** Fragment n°36  « Le grand somme » et Publication.

*** Fragment n°3 « Les Orres »

**** Fragment n°33 « Plein la bouche »

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