24. France-Italie

Quand j’étais gamin, la plupart de mes copains étaient d’origine italienne.

C’est vrai que de Grenoble, la frontière n’est pas très loin.

 

Ce soir-là, il n’y avait donc rien d’étonnant à voir pulluler les drapeaux vert-blanc-rouge autant que les bleu-blanc-rouge aux fenêtres des immeubles…

Le nuit promettait d’être chaude quelle que soit l’issue de ce quart de finale.

 

Nous voilà donc roulant, toutes sirènes hurlantes, vers un lieu de drame : plaie par arme à feu.

Les policiers, très nombreux, nous orientèrent vers le premier étage.

 

La porte de l’appartement, explosée en son centre d’un orifice déchiqueté de dix centimètres de diamètre, pendouillant sur le gond du haut, grande ouverte sur un hall de 3 mètres de côté.

Comme à mon habitude je m’immobilisais pour « photographier la scène » et repérer d’éventuels pièges voire dangers.

 

Le type était allongé sur le dos dans la diagonale, un trou au milieu du thorax à l’image de celui de la porte.

Derrière lui un lampadaire halogène, comme on en faisait alors, est incliné à 45°.

Un policier dans trois des angles qui me regardent arriver.

Bizarre ce lampadaire incliné comme ça, sans même toucher le mur…

 

Il n’y a pas que ça de bizarre…

Sur ma gauche, membres écartés, une jeune femme hurle et bloque de son corps le passage. Personne ne passera au travers de la porte à laquelle elle s’agrippe.

Bizarre vous disais-je : elle hurle mais je ne l’entends pas.

Les flics regardent mais ne bougent pas.

 

Je m’approche et m’accroupis vers le cou de l’homme à terre.

Un flic se déride, s’interpose : « on ne touche pas » !

Je me relève : « Si je ne peux pas toucher, je ne peux rien faire : ni l’aider ni constater son décès ».

 

La jeune femme est derrière moi maintenant, toujours dans la même position, toujours vociférant.

Je regarde dans la pièce qu’elle protège.

 

Un type plus âgé est assis dans le canapé face à la télé, le match a commencé.

Il mange des pâtes à même la casserole, penché sur une table basse.

Les hurlements de sa fille, la présence de tout ce monde (pompiers, policiers, urgentistes, macchabée) ne le dérangent pas… Il a la fourchette fugueuse. Un verre de rouge à portée de main, dans quel camp est-il ?

Debout contre le mur à sa droite, sous la fenêtre : un fusil.

Bizarre ça aussi.

Un type en civil s’avance vers moi et se présente : c’est l’officier de police judiciaire.

« C’est bon, doc, vous pouvez le toucher : le minimum nécessaire ».

Je connais la musique mais bon, c’est son job de me le rappeler.

Vu le trou qu’il a dans le buffet et la quantité de sang au sol, je n’ai pas besoin de beaucoup pour m’assurer du trépas du jeune homme. Alors je m’accroupis et palpe la carotide…

 

Et là je pige : en chutant il a renversé le luminaire mais sa tête s’est posée sur la tranche du socle et il est mort comme ça, coinçant de l’occiput le lampadaire pour ne pas qu’il explose au sol. Quelle délicatesse !

 

Le policier m’explique.

Le type sortait de taule et se pointait là pour voir son fils.

La maman (la jeune femme hurlant accrochée à la porte) n’avait pas envie de le voir.

Alors le type a menacé, hurlé, tambouriné puis martelé la porte juste au moment où le match commençait.

Pour le père de la jeune femme, c’en fut trop.

Le fusil, une Brenneke, une sommation, deux sommations, un coup de feu.

1-0 balle au centre.

La porte explose, le type explose, la porte s’ouvre, le type s’effondre, percute le lampadaire, tombe en arrière et meurt dans un dernier réflexe salvateur pour l’halogène intact.

Tout s’explique.

 

Tout sauf…

Je regarde mon interlocuteur, les yeux dans les yeux et je lui dis :

« Mais pourquoi laissez-vous ce type manger tranquillement alors qu’il a son fusil à portée de main ? »

Et là le temps qui semblait s’être immobilisé rattrape son retard.

 

Quatre policiers s’engouffrèrent comme à la parade dans la pièce attenante (le fameux « Synchronicity »  de The Police « … If we share this nightmare… ») :

  • Le premier sauta sur la fille et la plaqua au sol : fin des jérémiades !
  • Le deuxième sauta sur le père et le tira en arrière droit dans les bras du troisième qui en tour de main ( ! ) lui menotta les poignets : fin des spaghettis !
  • Quant au quatrième, il sauta sur le canapé et s’empara du fusil abandonné : fin des conneries !

 

Quand je suis sorti de là après avoir coché « obstacle médico-légal » sur le certificat de décès, je me retrouvai dans l’ambiance franco-italienne de l’agglomération grenobloise…

 

Je me suis demandé si je n’avais pas rêvé.

 

Mais quand j’ai interrogé les autres membres de mon équipe, eux aussi avaient ce sentiment d’avoir vécu l’épisode dans une réalité… décalée…

 

En tous cas, à ce moment-là, si on ne savait pas qui allait gagner, on savait qui avait perdu…

 

Publiée pour la première fois sur le groupe Facebook "Perles du SAMU" le 16 juillet 2018 à 10H10.

Partagez cet article !

Submit to FacebookSubmit to TwitterSubmit to LinkedIn