39. Chance

Incarcérés jusqu’au cou.

Non mais vraiment !

La passagère a les membres supérieurs au-dessus des tôles, le conducteur, son voisin et mari, ne peut pas les bouger car il avait les mains sur le volant au moment du choc.

Leur fille était en place arrière droite et à part une crise de panique et deux ou trois égratignures, elle n’a rien.

Leur fils lui est couché sur la banquette arrière et se tortille façon « ver de terre ».

Son visage n’est qu’un masque de douleur.

Quand on arrive, les pompiers veulent le faire sortir car ils ont besoin de la place pour démarrer la désincarcération.

Je m’interpose : un gamin algique comme ça, on ne le vire pas, on le gère.

 

Je jette un coup d’œil aux parents, les pouls carotidiens, la couleur des téguments, leur façon de respirer… me rassurent.

Le couple va devoir attendre qu’on les sorte de là (la désincarcération va être compliquée) et que je me sois occupé du fiston.

 

Et puis je sais que je n’ai pas de renfort potentiel, mon équipe était la dernière.

 

Dans la voiture en face, le conducteur n’a plus besoin de rien, sauf pour une dernière formalité administrative, pour certifier que son état est définitif…

Il faut dire qu’il avait pris l’autopont à contresens.

Bon si la Faucheuse a déjà pris son dû on va faire en sorte qu’elle ne revienne pas rôder autour du môme.

 

 

Je demande à mon infirmier d’équiper les parents : il perfusera la mère et me préparera tout pour perfuser le père : seules ses jugulaires externes sont accessibles. L’ambulancier lui file un coup de main en enchaînant les aller-retour à fond entre la voiture et l‘ambulance.

 

Je retourne au gamin qui est plus ou moins immobilisé par deux pompiers.

Pas de fracture de membre évidente, les constantes sont correctes mais il a mal au ventre et ça le transperce. Un ventre qui se défend ce n’est pas bon signe. En plus il est marqué d’une belle ligne rouge horizontale. Sa tension ? Etonnamment parfaite.

Un truc bizarre : il a une grosse dermabrasion frontale droite.

Je jette un œil sur la banquette arrière : ceintures de sécurité à droite et à gauche mais au milieu : une simple ventrale.

Et là je percute.

Enfin, si j’ose dire.

 

Chance ?

 

Je demande aux parents :

- Votre fils, il était assis où ? Sur la place centrale ? Il était attaché ?

- Oh oui, c’est sa place. De là il voit toute la route comme nous. Et oui, bien sûr qu’il avait sa ceinture !

A sa façon de l’affirmer elle doit me croire de la prévôté.

 

Chance !

 

Là il y en quelques-uns qui se disent « Chance !? ».

A ceux-là je réponds : « Oui, oui : Chance. Vous verrez plus loin ! »

 

J’en profite pour leur dresser un état de santé de leurs enfants : rassurant pour leur fille, réservé pour leur fils. Je n’en dis pas trop quand même : on verra au CHU.

 

Je me retourne vers le gamin et je dis aux pompiers en catimini (les parents sont à 50 centimètres de moi) :

  • Je vais le perfuser, vous me préparez tout le matériel pour l’extraire en mode « Fracture de colonne ».

Ils me regardent comme si je leur avais annoncé qu’on allait marcher sur la Lune.

Mais ils s’exécutent.

 

A mon ambulancier qui passait par là je demande d’appeler la régulation pour m’envoyer l’hélico et demander un triple déchocage. .. et de signaler que je rappellerai pour un bilan complet dans quelques minutes.

 

Le temps de le faire et voici notre jeune patient équipé (collier cervical, perfusion, monitoring, oxygène), calmé et bien conditionné par un matelas à dépression, il respire tranquillement.

Je rappelle la régulation et expose mon plan : le gamin partira avec l’infirmier en hélico pour le déchocage (on est à 4 minutes de vol du CHU). Je demande à ce que l’un des anesthésistes du déchocage vienne le cueillir à l’arrivée : il a une « fracture de Chance ».

  • C’est quoi ça ? me demande mon confrère régulateur.
  • Pas le temps de t’expliquer : demande à Doc Google. Pendant ce temps je fais le compte-rendu. OK ? Comme ça le médecin qui le récupèrera aura de la lecture et l’infirmier revient ici avec l’hélico. Pendant l’aller-retour je m’occupe des parents avec l’ambulancier. Mais vu l’état des véhicules et le mort en face ce sera déchocage de principe pour tous les deux. OK ?

Et sans attendre sa réponse je m’attelle à rédiger le compte-rendu.

 

Le gamin était à l’arrière, ceinturé uniquement par une sangle abdominale. Au moment du choc il part vers l’avant. Sa tête passe entre les fauteuils des parents et lui arrache la peau du front. La ceinture se tend, le marque à vif et le bassin continue à glisser dessous. La surpression est telle qu’elle lui éclate le duodénum. La violence du choc lui renvoie la tête et le tronc vers l’arrière et sous la pression la 2ème vertèbre lombaire explose, heureusement pour lui laissant la moelle épinière en dehors du processus. Tout ça en une fraction de seconde.

 

Chance !

 

Chance car il ne finit pas paraplégique après ce choc et son agitation épileptoïde sur la banquette arrière.

Et il a de quoi s’agiter : entre le duodénum explosé et la vertèbre éclatée, il a mal.

 

Et Chance parce que c’est le nom du chirurgien américain qui l’a décrite le premier.

On connaît aussi la « fracture de Chance » sous le nom de « seat-belt » fracture.

 

On a finalement sorti le père en dernier avec une fracture ouverte du fémur et le bassin cassé après que l’infirmier eut fait un deuxième aller-retour en hélico pour amener la mère (qui allait bien).

Quand je suis arrivé au déchocage l’anesthésiste qui m’attendait m’a dit « Merci ».

Comme je la regardais bizarrement elle a rajouté.

« La fracture de Chance… pas de bol mais… je ne connaissais pas. »

Entre elle et mon copain régulateur qui ne connaissaient pas, ça m’a donné une idée et j’ai publié*…

Et pour ceux qui veulent en savoir plus, je répète : demandez à Doc Google !

 

 Dermabrasions abdominalesDermabrasions frontales

 

* : TORRES Jean-Pierre, Traumatismes abdominorachidiens et ceinture de sécurité. Plaidoyer pour le remplacement de la ceinture ventrale en place arrière, Réanimation-Urgences, 2000, 9, 3.

 

Publiée pour la première fois sur le groupe Facebook "Perles du SAMU" le 21 juillet 2019 à 23H07.

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