14. Gare aux jarres.

Scope en main droite, caisse à outils en main gauche, je sors de l’ambulance.

A l’époque le matériel était rangé dans de belles caisses rouges.

En lettres blanches on y lisait SAMU d’un côté, FACOM de l’autre.

Je n’ai jamais su ce que voulait dire cet acronyme.

 

Le scope dans sa housse orange ne savait faire que deux choses à l’époque : afficher le rythme cardiaque et éventuellement le retranscrire si le mécanisme voulait bien cracher la bande de papier au lieu de la broyer.

 

Je contourne l’ambulance et m’approche d’un pompier que je salue à haute voix.

Il me montre la voie en ouvrant le portail et me lance :

  • Gaffe aux jarres doc !
  • Bien pris, lui répondis-je, m’imaginant les fracasser du scope d’un côté ou de ma boîte-à-outils, façon bélier, de l’autre.

L’allée dallée tourne à droite, j’en fais autant.

Du coin de l’œil je note un mouvement.

C’’est noir, c’est gros, ça bouge (vers moi), ça aboie.

Je me tends, m’immobilise.

La chaîne se tend, l’immobilise.

Le temps se distend.

L’instant… s’éternise.

Petite dose d’adrénaline, mes surrénales sont en grande forme.

Le chien contre son gré me tire la langue, de mon gré je lui tire la langue.

 

Egalité, c’est reparti.

Tiens d’ailleurs c’était quoi comme chien ? Pas eu le temps d’identifier la marque !

L’allée tourne à gauche et je négocie le virage à l’angle de la maison.

C’est noir, c’est très gros, ça ne bouge pas.

Je me baisse, je plie les bras, ça passe, juste, ça hennit.

Je m’éloigne et me retourne.

 

Un cheval, un beau ! Du coin de l’œil il me jauge, aux abois.

J’ai peur des chevaux. Quand j’étais petit l’un m’a « gnaqué » et sur le bide m’a définitivement marqué. J’en avais chialé.

Celui-là aurait pu recommencer !

Encore un peu d’adré ?

 

Je m’ébroue, fais demi-tour et repars sur l’allée.

Elle tourne à droite, encore un angle de négocié et un autre à gauche histoire d’alterner.

C’est blanc, ça bouge, ça va vite, très vite, c’est près, trop près.

C’est bicéphale aussi. Avec deux becs. Oranges !

Je lève le bras : tac sur l’écran du scope.

Je passe la seconde et accélère : tac-tac fait la seconde qui a accéléré.

Du bon scope ça, qui donne le rythme, même arrêté !

 

 

Non mais quelle cruche je fais !

Les jars. Elles ne sont pas de terre : ils protègent les oies.

Ce qui m’atterre !

Mais mes surrénales ont montré qu’elles avaient encore de la ressource.

 

Alors je repars, un peu gauche cette fois, longeant un poulailler, loin à droite.

Nouveau virage, nouveau pompier, en plein milieu de l’allée toujours dallée, les bras en croix. On dirait du Dali.

 

J’ai le choix : tout droit je l’embrasse (un délit), à droite les rosiers (je dénie).

Alors je ne perds pas le nord, dévie à gauche et entre dans le salon, plein sud, par les deux baies vitrées largement entrebâillées.

J’ai l’impression d’être reparti en Allemagne, dans le centre d’entraînement commandos où j’avais fait mon service : je m’étais régalé sur les « parcours du risque ». Le concept a été repris depuis dans les accrobranches.

C’est là que mes surrénales avaient fait leurs classes…

 

Bon revenons à nos moutons (enfin façon de parler, car je n’en ai pas vu) : je rentre.

 

C’est gros, c’est fort, ça agresse : l’odeur est phénoménale, pour ne pas dire phéromonale !

Pisse de chats ? De cochons-d’ inde ? Les deux mon Colonel !

Il faut dire qu’il y en avait partout, des dizaines ! Si, si : au moins trente, quarante !

 

Et au milieu de ce capharnaüm deux pompiers, au garde-à-vous, stoïques.

Ils avaient aéré, eux qui rêvaient d’ARI* (prononcer « aéri »).

Ils sont un peu goguenards, ça doit être ma tronche d’ahuri.

Je jette un œil alentour, un autre danger guette-t-il ?

Mes surrénales frémissent !

 

La dame est allongée au sein du canapé, pas d’animal à proximité, elle sue en plein soleil, la main droite campée sur le sein gauche.

L’équipe me rejoint, intacte. Ouf, pas d’accident du travail…

 

On s’active, on examine, on s’invective, on technique, on diagnostique.

  • Madame, il va falloir qu’on vous hospitalise, c’est un infarctus !
  • Je peux avoir une clope ?

Ah c’était ça l’odeur en plus : celle du tabac froid !

Sa question me donne un coup de chaud.

 

Alors plutôt que de m’agacer, je tente de détendre l’atmosphère triplement chargée :

  • Dites donc, vous en avez des animaux ! Combien il y en a en tout ?

Et là, douleur et cigarettes oubliées elle se remémore :

  • Euuuuuh…. Alors… un chien, une jument, deux jars, trois oies, treize poules, onze chats, dix-sept cochons d’inde, huit perruches, six canaris, un ara (haras ?) et…

Et la dame se redresse brutalement, tourne la tête dans tous les sens, tout à  coup affolée :

  • Mais où est Delphine ?

 

Moi au téléphone, prêt à passer mon bilan au SAMU, tout en écoutant pour la 12484ème fois Les Quatre Saisons de Vivaldi :

  • Delphine ? Mais qui est Delphine ?

La dame me regarde, éberluée :

  • Mais Delphine ! C’est ma mygale !

Je ne me rappelle pas m’être levé.

 

A l’époque je portais des rangers, souvenir d’un temps passé.

Si on m’avait dit que je pouvais faire des pointes avec, j’aurais rigolé.

Si vous m’aviez vu sur le bout de mes bottes, bras écartés, en mode « lac des cygnes », vous auriez rigolé.

 

Mais je n’étais pas le seul tendu ainsi : mon infirmier, mon ambulancier, les trois pompiers en mode gelé, en plein cagnard ! C’est un signe non ?

 

Alors la dame s’est levée, difficilement avec la perfusion, le scope, le tensiomètre…

Et un à un, tous les coussins du canapé elle a soulevés.

Elle était là Delphine. Juste de l’autre côté du gros coussin contre lequel je m’étais vautré.

 

Alors la dame s’est rallongée et a posé l’arachnide sur son visage tout en roucoulant (manquaient les pigeons à la toile non ?) :

  • Ma dou-dou-ne, oh qu’elle est jo-lie ma dou-dou-ne…

 

Je dois vous dire qu’avec la chaleur qu’il faisait, se couvrir la tête d’une doudoune, nous a paru plutôt… déplacé… alors on l’a emmenée, confiant Delphine à nos amis pompiers dépités....

 

*ARI : Appareil Respiratoire Isolant

 

Publiée pour la première fois sur le groupe Facebook "Perles du SAMU" le 18 juin 2018 à 9H24.

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